"Le poète et le mort" par Albert Steffen

Œuvre d'art : "Monolithe X" de Marion Donehower (Section des arts visuels)

 

Lors de la réunion de la section du 24 février 2024, nous avons discuté du thème du modernisme littéraire en relation avec les expériences de seuil et la perte d'âme. Divers poètes et romanciers modernistes du XXe siècle ont été mentionnés. Cet essai d'Albert Steffen, bien qu'il n'ait pas été discuté directement lors de notre réunion en raison du manque de temps, aborde le sujet que nous avons examiné. 

 

 

 

Le poète et les morts

"Il y a eu des époques dans l'évolution de l'humanité où la relation avec les morts était plus importante que celle avec les vivants. Les lieux de repos des morts n'étaient pas seulement des tombes pour leurs corps physiques, mais aussi des habitations pour leurs âmes spirituelles. En tant que telles, elles étaient construites de manière plus permanente que leurs maisons terrestres. Elles étaient érigées selon des mesures qui étaient lues à partir de la position des étoiles et des mouvements du soleil. Dans le cosmos dont ils reflétaient l'image, les êtres humains, qui avaient franchi les portes de la mort, rencontraient les dieux, qui n'avaient jamais franchi le seuil de la naissance. Les hiérarchies célestes, dans les rangs desquelles les défunts étaient élevés, ordonnaient la communauté terrestre qui se réunissait devant l'autel. Par les portes du temple, les morts, honorés comme des héros, s'avançaient dans le champ de l'action humaine, donnaient des lois, fondaient des fêtes, enseignaient l'agriculture, préparaient le pain et le vin et vivaient eux-mêmes dans le repas sacramentel.

"Mais les vivants étaient toujours liés.

"Aujourd'hui, avec le renouvellement des mystères, la relation avec les morts a changé. Elle doit être fondée sur la liberté des vivants. Rien n'oblige les vivants à rechercher les morts. La conscience de l'homme d'aujourd'hui, qui s'éveille par les sens, devient vide lorsque leurs impressions sont retenues et que la mémoire s'efface. La nostalgie creuse l'âme. La pensée la consume. Dans sa relation avec le défunt, celui qui reste, s'il ne veut pas se perdre, doit devenir un donneur actif au lieu d'un récepteur. Mais c'est justement le néant auquel il se voit exposé qui lui permet de donner de son être, de la plénitude de son ego. Seul l'amour en est capable, l'amour gagné sur la terre et qui s'est libéré du corps. Il est fondé sur le bien, que l'on a choisi en pleine conscience.

"Mais pour les morts, qu'est-ce qui est bon ? Ce qui correspond à son développement. Lui donner les bons moyens : Entrer avec amour dans son chemin d'évolution. C'est ce que l'on fait lorsque, dans son âme, on suit son chemin vers l'esprit. Dès qu'il a franchi le seuil, le défunt voit le tableau de sa vie. Il voit ses actes, ses sentiments et ses pensées du point de vue de son ego qui passe par des morts et des naissances. Il parcourt à reculons sa vie passée, l'ordonnant en fonction de son individualité éternelle qui prépare une vie future sur terre. Il construit cette vie future selon les mesures humaines que les dieux lui fournissent. En leur divine compagnie, il parcourt le chemin de sa destinée à travers l'univers, dans lequel il étend son être, afin de construire le germe de son nouveau corps. C'est donc avec la connaissance de l'univers que l'homme vivant, qui l'aime, doit aller à la rencontre des morts. Ce n'est qu'en tant qu'être pensant habitant un corps terrestre qu'il peut y parvenir. Et il ne peut la transmettre que par un acte libre de sa propre décision.

"Son don revient transformé en image, en parole et en être, de sorte que le donateur lui-même est béni. C'est sur ce fait que repose le talent, jusqu'ici à peine considéré, des futurs artistes. Ce qui est une expérience générale pour les hommes conscients qui s'unissent dans la liberté et l'amour avec les morts, c'est la tâche du poète de le dépeindre en particulier. Il entre dans la multiplicité des destins des morts. Inépuisables dans leur variété, elles se présentent à lui. C'est surtout à lui de révéler ces moments, insoupçonnés par l'humanité actuelle, où les morts font leur entrée dans la vie terrestre.

De par son imagination morale, le poète d'aujourd'hui doit dépeindre la façon dont les morts, en tant qu'auxiliaires occasionnels du destin, jouent un rôle dans les morts prématurées, "en allant chercher les vivants", comme le dit l'expression populaire. Il doit savoir qu'ils reçoivent cette tâche parce qu'ils n'ont pas suivi leur propre intuition dans la vie qu'ils viennent d'achever, mais qu'ils ont obéi à des ordres qui violaient leur conscience. Ils n'ont pas assumé leur propre responsabilité et ne sont donc pas en mesure de servir le salut d'autrui.

"Mais le poète sait aussi comment les esprits s'attardent auprès des lits de malades et provoquent la guérison. Ce sont les esprits de ceux qui ont fait le bien de manière désintéressée dans leur vie.
Et il accompagne les morts, qui passent d'ouest en est et d'est en ouest, afin de participer au travail de développement de l'âme de l'humanité en formant et en dissolvant les caractéristiques essentielles de l'être populaire de ceux qui sont tombés à la guerre. Le poète donne satisfaction aux morts lorsqu'il crée une véritable tragédie ; les morts eux-mêmes vivent dans la peur, la compassion et la purification, parce qu'ils prennent conscience après la mort de l'humanité à laquelle ils ont renoncé. Ils sont désormais orientés autrement que dans la vie. En vivant rétrospectivement leur destin, ils ont franchi la ligne culminante et inspirent eux-mêmes le déroulement des drames auxquels le poète donne forme. Ce dernier découvre des thèmes pour les siècles à venir. Ils lui reviennent d'entre les morts. S'ils ne lui parlent pas, il doit se taire. Tout dépend de la participation intérieure qu'il apporte à leur rencontre.

"En général, on peut dire que rien ne fait progresser l'humanité qui ne soit arraché à l'esprit. Une décision prise uniquement sur la base de considérations intellectuelles conduit toujours à une situation incertaine. Elle est boiteuse. C'est particulièrement vrai pour l'art. On ne peut pas créer la moindre scène, même à partir de la connaissance la plus profonde de la technique du théâtre, tant que l'on n'est pas doté du pouvoir de la parole. Le monde veut devenir parole, ancrée dans la connaissance. Par le mot, il veut être transformé en esprit vivant. Le poète, quant à lui, souhaite créer cette réalité supérieure dont les morts font déjà l'expérience. Il cherche à s'unir à eux, non pas pour fuir la terre, mais pour contribuer à la sauver. Les morts, en tant que figures suprasensibles, sont les prototypes de sa création poétique.

La poésie de l'avenir doit être à la fois un sacrement de la mort et une fête de la vie, un pont entre l'ici et l'ailleurs, un chemin vers l'esprit".

 

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Une sélection du livre Le génie du temps par Albert Steffen, 1943, Verlag für Schöne Wissenschaften.
(Trans. Henry Barnes, d'après Albert Steffen, traduction et hommageAdonis Press, 1959)

 

02.27.24